6 décembre 2023 : le principe de la rubalise

 Cher Wanis,

Je ne sais pas si c’est pertinent de te souhaiter un joyeux anniversaire. 

J’ai pourtant envie de le faire et je ne vais pas, surtout ici, m’encombrer avec les usages et les convenances. En matière de dialogues d’outre-tombe, on ne se formalise pas.

Tu aurais eu 13 ans aujourd'hui et tu aurais été un adolescent qui donne du fil à retordre. Mais, formidable, tout de même. C’est en tout cas l’intuition que je porte depuis notre courte cohabitation. Et je m’y accroche en l’absence d’une omniscience qui validerait ou démentirait mon impression.

Alors, les nouvelles du front ! Elles sont bonnes. Je me déconditionne en douceur. Je me recentre, me réaligne et commence à ressentir cette immense souveraineté en moi-même. J’ai lu quelque part que la souveraineté de l’être est le vrai pouvoir et j’adhère complètement à ce postulat.

C’est impressionnant le temps que j’ai investi dans des relations sableuses condamnées à l’effritement. J’ai un entêtement congénital à colmater les fissures, à pardonner les erreurs rédhibitoires et à souffler dans des baudruches percées. Alors qu’il suffit de m’arrêter et de constater l’évanescence. 

Cher Wanis,

Il y a ceux qui empruntent le train de l’existence en dilettante : ça respire, ça s’agite, ça progresse dans le temps et l’espace et ça ne s’embarrasse pas du sens et encore moins de l’auto-critique et des projections long-termistes. Et il y a ceux qui, voulant se comporter en professionnels, cherchent en permanence la justesse du propos et de l’acte, repensent leur être et considèrent l’autre, le monde et la planète dans leurs moindres faits et gestes. C’est l’antagonisme entre un ego qui se déchaîne et un autre qui se régule.

Quand on fait partie de la deuxième catégorie, il faut se préserver car la posture n’est anodine que dans un monde idéal et manifeste. Quand on est dans un monde où prévalent les 50 nuances du faux, on devrait être circonspect. Cela veut dire déployer une rubalise autour de soi, que personne ne s’aventura à enjamber. Délimiter sa zone intime pour y vivre proprement et en sécurité. Et puis, observer froidement la foule des curieux qui s’amassent à ses abords et les autres qui, trop imbus d’eux-mêmes, ne relèvent même pas le changement tout en s’accommodant du balisage.

Cher Wanis,

Je découvre aussi un personnage : ton petit frère. Une vraie perle, pleine d’enseignements. Il grandit et son évolution s’écarte de toutes mes prévisions et schémas. J’ai lutté longtemps pour le mettre dans un moule présumable avec cet instinct borné de la mère éducatrice et secouriste. Cela m’a épuisée et n’a servi à rien. J’ai décidé alors de me tenir à ce que Adam est avant tout, à ses qualités qui sont nombreuses. Et je commence à savourer le relâchement de mes exigences et tensions. Je l’encadre toujours mais sans chercher à trop polir les aspérités d’une personnalité délicieusement et rageusement rêveuse et optimiste. 
C’est aussi quelqu’un d’éminemment paradoxal, comme moi, mais à sa façon.  Le paradoxe n’est-il pas finalement la matrice de la pensée ?

 

Je t’aime comme je n’ai jamais aimé.

 

Ta maman

6 décembre 2022 : hymne au corps

 Cher Wanis,

12 ans déjà. Le souvenir est vif mais dans un cœur serein, résilient.

Commençons par les bonnes nouvelles. Je suis globalement dans la constance et l’équilibre dont je t’avais parlé. Je suis l’enfant que j’avais été à cinq ans. J’en garde l’âme et les émotions. C’est juste le corps qui vieillit. Je rêvais vaguement d’un chez moi et d’un quotidien ponctué de rituels qui me plaisaient. Je ne formulais, naturellement pas, mes aspirations de la sorte mais je sais que ce que je vis maintenant correspond, en plusieurs points, à ce que je recherchais. Une famille, un foyer, un travail où je ne pars pas la boule au ventre, des livres, du sport et un enfant. Une vie paisible exempte d’ambitions et de tiraillements.

J’ai gagné en lucidité comme je racontais dans ma précédente lettre mais ma fragilité a aussi accru d’une façon étonnante. Une sorte de sensibilité, d’émotivité que je ne me connaissais pas avant. Aussi, des épisodes douloureux de ma vie que j’ai pensé avoir enterré resurgissent-ils dans une lancinance dévorante. L’espace mental devient une machine à ressasser le passé, à refaire l’histoire et les dialogues. Il suffit qu’un vieux fantôme agite ses armes rouillées pour que le bataillon de souvenirs, frais et tranchants, s’abatte sur ma pensée.

Je sombre par moments et ma résilience finit, heureusement, par reprendre le dessus. Mais l’exercice, m’épuise. Et je me jure de me préserver car ma santé est en jeu. Mon corps et ma tête.

C’est mon prochain défi dont je te donnerai des nouvelles l’année prochaine. Apprendre à me protéger, me soustraire à la malveillance de l’autre, me prioriser… des choses simples que l’humain a par instinct ou par réflexe et qui me demandent des efforts monstres. L’ordinaire devient extraordinaire à mon échelle.

Jusqu’à il y a quelques jours, je pensais que cette démarche intime pouvait s’élaborer sans froisser personne car elle se passerait à l’intérieur de moi. Aujourd’hui, je sais qu’elle m’attirerait les foudres du reproche et de l’inimitié. De la part de personnes qui se situent sur une extrême psychologique aux antipodes de la mienne. Qui sont dans la glorification de l’ego, le déni de leurs crimes, l’arrogance et la dépréciation, voire même, la négation de l’autre. Je dois lutter avec ma légendaire humilité, ma culpabilité excessive, mon hypermnésie, qui nourrit ma rumination, et ma gratitude. Mon seul allié est, encore une fois, ma lucidité. Et je dois me battre pour qu’on ne me l’enlève pas. Je dois cet effort à ma mémoire, à cette enfant qui a vaincu son destin et à Adam.

Je ne veux pas que tu te fasses du souci pour moi. Je vis bien. Je sais où je ne dois pas aller. Et c’est déjà beaucoup.

 

Je t’aime comme je n’ai jamais aimé.

 

Ta maman

 

6 décembre 2021 : retour aux sources

 

Cher Wanis,

Je t’avais dit dans une précédente missive que tu étais mon fils pour toujours. Tu vis à chaque instant dans ma mémoire et pas seulement. Dans celle d’Adam aussi. Il sait très bien que tu existes et tu comptes pour lui. Pour l’anecdote, à son dernier anniversaire, il rétorque à un copain qui se targue d’avoir un frère : « Moi, j’en ai deux ». « Ils sont où alors ? », demande notre petit hôte. Adam répond « l’un vit en France et l’autre au cimetière ». Ça m’avait autant fait sourire qu’émue. Il parlait avec un mélange de détachement et de sincérité qui n’appelait aucune intervention, aucune réplique. Ce genre de propos qui se suffisent à eux-mêmes. Qui ne laissent place ni à la surenchère ni à l’interprétation.

Je t’ai parlé la dernière fois de la pandémie qui a chamboulé nos existences et nous a fait changer d’époque. Je t’ai dit que cette expérience m’avait aussi permis de me retrouver, de mieux profiter de ton frère et de mettre plusieurs choses au clair. J’ai ressenti le besoin d’aller dans la nature. J’ai commencé à randonner depuis. J’emmène, des fois, Adam qui adore marcher et faire des découvertes, collectionner les ossements de crânes et cueillir glands et cailloux.

Ma dernière escapade date de ce week-end. Nous sommes partis en montagne et marché plusieurs heures dans la neige fraiche. C’était la première fois de ma vie que je passe autant de temps dans des espaces maculés parsemés de verdure et de feuillages sublimes. Ça me remplit de beauté et de calme. Ça apaise mon esprit, souvent malmené par la médiocrité, l’inconséquence et l’impureté qui rodent dans notre quotidien.

J’ai pu également tenir une résolution qui me tenait à cœur : faire du sport. Il fallait déjà que j’en trouve un qui me convenait car je n’aime pas grand-chose en dehors de la marche et de la natation que je ne pratique plus vu toute la logistique que cela requiert.

Sur la recommandation d’une amie, je suis les cours d’un maître yogi et cela dure depuis un an. Une personne et un endroit simples, vrais et efficaces.

Sinon, j’ai bouclé mes 40 ans. C’est un âge qui me faisait fantasmer. J’avais hâte de voir ce à quoi j’allais ressembler. Je le vis sereinement et suis contente d’avoir accompli énormément de choses et gagné en lucidité. Je sais très bien ce que je veux maintenant. Préserver mon équilibre et mon autonomie, me recentrer sur les gens qui comptent pour moi. Profiter de l’instant.

Je fais également du ménage dans ma tête et dans mon entourage et réapprends les vertus de la discrétion.

  

Je t’aime comme je n’ai jamais aimé.

 

Ta maman

 

6 décembre 2020 : Perte de contrôle

Cher Wanis,

Tu aurais eu 10 ans aujourd’hui. Beau chiffre pour faire la fête mais on aurait fait les choses sobrement vu le contexte que j’exposerais quelques lignes plus loin.

"Un bébé, c'est 9 mois !", scande Adam.
Je viens de parler de toi à Adam. J’avais promis de lui raconter ton parcours quand il comprendrait le langage des hommes. C’est chose faite. Ton petit frère, qui a vu dernièrement un article sur le développement du fœtus, m’a fait sourire. Ayant appris pour ta grande prématurité, il lâche ce commentaire : « Pourquoi as-tu accouché à 5 mois et demi ? Tu ne savais pas qu’un bébé devait rester 9 mois dans le ventre de sa maman ? ».

Nous avons changé d’époque, Wanis. Depuis plusieurs mois, la planète est plongée dans une tornade socio-politique digne d’une grande dystopie. Du jour au lendemain, notre savoir-vivre et nos habitudes ont cédé la place à des réflexes étranges que nous avons adoptés aussi docilement que rapidement. Comme s’ils avaient toujours fait partie de notre vie. Un virus, qui s’appelle covid-19, a fait le tour de la planète, tué des centaines de milliers de personnes et nous a imposé un confinement de plus de deux mois. C’est un drame absolu pour plusieurs personnes qui ont perdu leur travail, leurs proches ou sombré dans une dépression.

Moi, j’étais trop lessivée pour ressentir, au moins au début, la moindre contrariété. Les semaines qui ont précédé la crise, j’étais au bout du rouleau. Je n’arrivais plus à me lever le matin. Penser à m’habiller relevait de la torture. Je rêvais de pouvoir rester chez moi des jours et des jours sans être fixée sur la reprise. Et c’est exactement ce qui s’est passé. Une mise à l’arrêt générale sans perspective de retour à la normale. J’ai pensé à l’alchimiste : « Quand tu veux quelque chose, tout l'Univers conspire à te permettre de réaliser ton désir ». Mon vœu a dû tonner fort auprès des puissances célestes. J’avais la machine à arrêter le temps faute de le remonter.

J’ai goûté au bonheur du réveil biologique et de la veille jusqu’au petit matin, sans angoisse pour le lendemain. J’ai amorti mon abonnement Netflix et voyagé avec les séries. J’ai beaucoup lu, cuisiné et fait des exercices. Et j’ai profité de mon fils. Nous nous sommes beaucoup rapprochés. C’est comme si nous avions échoué seuls sur une île déserte. Le monde se résumait à nos deux têtes.

Maintenant, la vie reprend petit à petit son cours… En claudiquant, néanmoins. L’ennemi rode toujours. On parle d’un vaccin mais, il va falloir continuer à mettre les masques, à se distancier, remettre à plus tard ses déplacements, procrastiner malgré soi et tempérer ses certitudes… le temps que les marchés soient approvisionnés et les populations immunisées.

Je mesure toute ma chance de ne pas avoir un projet vital à devoir mettre en veilleuse. Par ces temps contingents, ne pas supporter la perte de contrôle reviendrait à périr. Car on avance (ou recule) au jour le jour. Les pronostics se succèdent et se contredisent et l’incompréhension, le désarroi et la colère enflamment les débats publics.

Cette perte de contrôle, sous une forme encore plus vénéneuse, me fait penser au jour où je t’ai perdu. C’était un sacré rappel à l’ordre pour quelqu’un comme moi qui calculait toujours ses actes et obtenait des résultats prévisibles.

Pendant plusieurs mois après l’enterrement, je fantasmais…La police m’appelle pour m’annoncer ton exhumation car le gardien du cimetière aurait entendu des vagissements provenant de ta sépulture…Par miracle, tu es vivant, bien portant !

Cette douce folie, produit du vagabondage hérétique de mon esprit torturé, m’a aidée à supporter l’irréversible.

Je t’aime comme je n’ai jamais aimé

 

Ta maman Ahlam

 

6 décembre 2019 : les mots


Cher Wanis,

Je me demande jusqu’à quand, je continuerai à t’écrire et je pense que c’est parti pour toujours. En tout cas, tant que mes facultés mentales et physiques le permettent. Car même si tes souvenirs de notre rencontre sont figés, les miens voyagent sans cesse dans les contrées tumultueuses de ma mémoire. Je te redécouvre à chaque instant au gré de mes rencontres et du cheminement de mon âme.

Maman se porte bien. Elle essaie de maintenir cet état d’esprit serein fait de contentement et de gratitude et exempt de toute velléité d’ambition. C’est magnifique d’aimer son présent et d’avoir pour seule ambition de s’en réjouir. Mais, ce n’est pas si évident que ça. Parfois, de vieux démons surgissent. L’enfant blessé se manifeste par des cris lancinants que j’essaie tantôt d’étouffer tantôt de comprendre et de calmer.

Adam grandit. C’est un enfant agréable, qui a un bon appétit et qui est autant gourmand que gourmet. C’est aussi une personne qui a une facilité déconcertante de dire « je t’aime » et « pardon » à ses parents ce qui me soulage et me détend. Il n’y a pas pire que de traîner toute sa vie une glace que l’on n’arrive pas à briser. Et qu’une fois adulte, on se tord dans tous les sens pour lâcher les mots magiques... sans y parvenir.
Adam connait maintenant son alphabet quoiqu’il hésite à se rappeler d’une lettre ou de deux. Sur la porte du frigo, il aligne arbitrairement les formes magnétiques et me demande quel mot cela fait. Des fois, ça ne veut rien dire, d’autres c’est imprononçable car il oublie souvent d’insérer les voyelles et parfois c’est un vrai mot qui apparaît tel une éclaircie le jour d’une brume épaisse. Son mot favori reste « Figaro », le personnage de Beaumarchais qu’il a vu dans une représentation opéra du Barbier de Séville et qui le fait bien marrer.
Adam se plaint parfois de l’ennui. Je lui dis alors que, bientôt, il saura lire et lui promets qu’il ne connaîtra plus cette vacuité. En tout cas, sous sa forme pauvre et superficielle.
Je sais que je suis imparfaite et que je fais ce que je peux pour son éducation. Mais, je suis persuadée que la lecture en fera un homme et le préparera mieux à l’avenir. S’il plonge dans ce monde, jeune, il sera vacciné contre bien des malheurs. Et s’il aime autant écrire que lire, il fera des récits, élèvera des univers et construira son propre destin.
Ce sont bien les mots qui m’ont sauvée de ta perte. Ils ne reconnaissent, eux, ni la fin des temps ni la barrière des tombes.


Je t’aime comme je n’ai jamais aimé

Ta maman Ahlam

Le 6 décembre 2018 : apprentie maman



Cher Wanis,

C’est ton huitième anniversaire. Qu’est-ce que tu aurais été grand ! Je vois ton frère qui a bientôt quatre et demi et qui est immense ! Je n’en reviens pas de le voir courir, s’exprimer, aimer et bouder. Ses jambes s’allongent, ses mains remplissent les miennes et le câlin est beaucoup plus capitonné. C’est très agréable. Car avec un petit corps frêle, une accolade manque quand même de consistance. Tel un rembourrage souffrant de creux par endroits. Plus de chair, plus de d’effusion et plus de bonheur.
Sinon, j’apprends toujours mon métier de maman. Adam m’apprivoise, me cadre. La boule tantôt volante, tantôt bondissante de nerfs et d’empressement que je suis doit refroidir, se poser. Attendre que les dernières graines du sablier se soient écoulées et que le brossage des dents de lait soit fini. Qu’il saute du haut de chaque boule-borne sur la chaussée ou qu’il se faufile entre les interminables potelets. Qu’il finisse de battre trois œufs dont il renverse la moitié sur le plan de travail.
Je me mets à sa hauteur et, des fois, il se met à la mienne. Tel l’éléphant dans « Toi grand et moi petit ». Je lui demande souvent pardon et il fait de même.
J’apprends aussi à prioriser, à trier et à dégager les grands couloirs de ma vie. Élaguer la haie. Écrêter les dissonances. Assez de vivre en amatrice. Maman veut vivre comme une pro. Un professionnel de la vie est peut-être un titre qui tutoiera un jour la gloire, tout comme celui de coach.
Je t’avais promis de parler de toi à Adam quand il parlera le langage des hommes. Eh bien, c’est le moment. J’attendrai quand même de te rendre visite à Noël. Car maman reste théâtrale. Elle tient à son décor.
L’une des meilleures inventions de l’humanité et de compenser l’absence par une présence. Quand bien même ce serait les pierres d’une sépulture. Une fois que l’on sait que c’est là, on s’accroche et on fait des kilomètres pour être le plus près possible. 
Tu vas l’entendre. Car tel que je le connais, il t’appellera, il jouera avec les cailloux blancs de la tombe, il creusera avec ses gants et il posera plein de questions.                                    


Je t’aime comme je n’ai jamais aimé

Ta maman Ahlam

Le 6 décembre 2017 : devenir un poisson

Cher Wanis,

Adam
Tu aurais eu sept ans aujourd’hui, appris à lire, écrire et compter, suivi la progression de la semaine et compris le roulement des saisons.
Je n’ai plus besoin de te dire que je pense à toi. Tu le sais, tu le sens. Et c’est une pensée positive, apaisée et faite d’acceptation.
Depuis ma dernière lettre, je continue à faire le jeu de la vie. Ton départ avait ouvert la voie à plusieurs découvertes sur qui je suis, ce que j’attends de moi-même et du monde. Ton départ m’a recadrée, m’a enlevé mon surplus de confusion et de dispersion. C’était douloureux mais éducateur.
Le déclic opère toujours. Je continue à m’alléger de mes apprentissages, de mes certitudes et de mes excitations primaires. Je m’affranchis des regards et des préjugés. Ce que je pense de moi doit me suffire. Et je nage, oui je nage. Dans l’eau aussi. J’ai commencé mes séances en septembre. Je flotte et fais du crawl. Mon corps et moi, nous cohabitons voici maintenant 36 ans. Et pourtant, nous apprenons à nouveau à nous connaître. Nous développons de nouveaux codes en milieu aquatique. Je vois mieux ses faiblesses et ses forces. Je casse ses résistances. Il devient pâte à modeler. Quand le moniteur me demande, la première séance, quel est mon objectif. Je lui dis : « devenir un poisson ». Dans l’eau, je me vois en maquereau avec des branchies, des nageoires et des écailles. Je développe petit à petit cette croyance qui m’aide à m’améliorer rapidement. Mais je dois encore lutter contre le doute. Les poissons ne doutent jamais. C’est pour cela qu’ils flottent éternellement dans les océans. Ils se dirigent avec autant de foi vers un mollusque que vers la gueule du squale. Ils auront vécu jusqu’au bout dans l’assurance béate.
Dès que je doute, je redeviens étrangère à ce milieu liquide. Dans l’eau, l’intégration se fait par la foi.
J’ai inscrit Adam aussi à des cours de natation. Ça lui plaît. Il avance prudemment et ça ne me dérange pas. Je veux qu’il prenne son temps, qu’il exerce la lenteur que je n’ai pas connue à son âge et qui s’impose dictatorialement à moi, adulte.
Adam grandit et m’illumine. C’est un être humain à part entière depuis quelques mois. Il s’exprime, pense, met des mots sur ses sentiments, réclame, se révolte et se construit une mémoire. Jusqu’à pas longtemps, il oublie tout, tout de suite. Désormais, il a des souvenirs.
J’ai hâte de faire de la grande conversation avec lui, connaitre ses idées, ses goûts et ses passions. Et bientôt je lui parlerai de toi. Ce sera au cimetière à la période des fêtes.

Je t’aime comme je n’ai jamais aimé


Ta maman 

6 décembre 2016 : En un an…


Cher Wanis,

Adam, conquis par la tombe à côté.
Tu aurais eu six ans aujourd’hui. Tu les as réellement car tu n’as jamais cessé de vivre, de porter mes messages d’amour, de respirer mes soupirs et de grandir dans mes pensées.
Beaucoup de choses se sont passées depuis que je t’ai écrit la dernière fois. Depuis un an.
Comme prévu, tu as déménagé dans une autre concession du cimetière Lille Sud. La nouvelle sépulture est aussi discrète que la première. Sans relief ni fioriture. Je l’ai visitée avec papa et Adam l’été dernier et ton petit frère a préféré plutôt se recueillir sur celle de ta voisine, avec de l’apparat ! Du coup, pour ton cadeau de fin d’année, nous la décorerons… sobrement toujours.
Nous avons déjà acheté une bordure en bois et des galets.

Recueillement
Eric est décédé. C’était un brave homme. Attentionné et généreux. C’est le seul parmi nos connaissances à Lille qui m’a rendu visite quand j’ai accouché de toi. Le premier à qui j’ai annoncé ma grossesse. Je me rappelle de nos délicieuses randonnées ponctuées de bavardages et de confidences. Il aurait fait un excellent parrain pour Adam. La mort l’a choisi très tôt comme elle t’a choisi prématurément. Je n’ai plus de lui que les souvenirs et sa photo rayonnante, me tenant par le bras, à la mairie, le jour de mon mariage.

Ton frère grandit. Bientôt deux ans et demi. Quelle chance de l’avoir et quelle peur de le perdre ! Non, maman n’est pas pessimiste mais ce n’est pas facile de traîner tout le temps un trésor avec soi. Un trésor que l’on ne peut enfermer dans un coffre, mettre à l’abri des aléas de la vie. Je profite de chaque seconde avec lui et j’aimerais tant vivre 100 ans, 200 ans, bref, ce qu’il faut pour voir ce qu’il va devenir. Mon projet est d’en faire un homme heureux et j’ai besoin de savoir si ma promesse est tenue.

En un an, j’ai continué à désapprendre. Car c’est là, la voie vers la connaissance. Et j’espère que le fruit de mon apprentissage sera assez mûr pour la cueillette à pleines dents par ta mémoire et par celle d’Adam.

Je t’aime comme je n’ai jamais aimé.



Ta maman

6 décembre 2015 : Déménagement

Cher Wanis,
Ton petit frère !

Tu aurais eu cinq ans aujourd’hui et peut-être un petit frère de 17 mois et demi ! Tu me manques et je pense toujours à toi. Je te l’ai dit, quand on a un en enfant, on l’a pour la vie. Et je suis contente de t’avoir.
Depuis un an, Adam a bien poussé. Il me remplit de bonheur. C’est mon projet de vie. Je veux en faire quelqu’un de bien pour lui, pour moi, pour ta mémoire et pour l’humanité !
Je veux qu’il soit reconnaissant à la vie, qu’il apprécie les petites choses de notre existence : le  pain grillé à l’huile d’olive le matin, le câlin du soir, nos sorties dans la nature et au marché de légumes, les papotages avec le poissonnier et le marchand d’herbes, nos balades au bord de la mer, les retrouvailles avec les grands parents…Je veux qu’il soit positif et humble, éclectique et épicurien…qu’il aime les livres et se délecte de l’apprentissage. Je veux qu’il respire espoir et volonté et qu’il fuie ambition et conformisme. Je veux qu’il goûte aux douceurs de la vie et qu’il en ignore les amertumes. Je veux en faire un homme, un vrai. Sage et apaisé. Le monde, en proie à l’énervement, en a besoin.
Tu sais que le 13 décembre fera aussi cinq ans que tu es inhumé au carré des anges au cimentière de Lille Sud. Il va falloir bientôt te sortir de ce que je croyais ta dernière demeure. Maman a déjà acheté une concession funéraire pour toi. Tu seras exhumé et réinhumé le 6 janvier. Je ne peux malheureusement pas assister à cet ultime déménagement mais je penserai fort à toi. J’espère juste que le cercueil sera en bon état et qu’il enferme toujours nos petits souvenirs : la lettre que je t’ai écrite à l’hôpital, le jouet, ton bonnet blanc et les photos de maman.
J’appréhende qu’on me dise que le cercueil est détruit et qu’il n’y a plus rien à déplacer. Car malgré les principes immuables de la biologie, je ne veux garder en mémoire que l’image de ton petit corps filiforme et conservé. Donc, espérons que le sol et sa faune ont épargné ta petite demeure de bois.

Je t’aime comme je n’ai jamais aimé.


Ta maman

6 décembre 2014 : le frère posthume


Cher Wanis,

Adam
Tu aurais eu quatre ans aujourd’hui et tu aurais fêté avec nous, le 21 juin, l’arrivée de ton frère Adam. Un petit bout d’homme qui te ressemble beaucoup. Quand je l’ai vu endormi dans son couffin avec ses longs cils, sa bouche fine et son bonnet blanc, j’ai tout de suite pensé à toi. Il est à l’image de ce que je voulais : charmant et souriant.
Je ne t’ai pas oublié pour autant. Je pense tellement à toi que je dis « Wanis » à plusieurs reprises en parlant d’Adam. Tu gardes toute ta place dans mon cœur et mon esprit.
Je te disais l’autre jour que la douleur de ta perte était toujours présente, que je l’avais juste apprivoisée au fil des années. La venue d’Adam m’a permis de mieux la digérer. Car ce n’est pas que ton départ qui était difficile mais aussi le fait de me voir incapable d’enfanter la vie. A chaque fois que je regarde Adam sourire, mordiller sa girafe, malmener mon mamelon, attraper sauvagement mes lunettes, mettre les pieds dans la bouche, je suis fière et j’ai confiance en moi, en ce corps qui m’a tellement déçue, tellement dépitée.
Les premières semaines avec Adam étaient longues, ambivalentes et ardues. J’avais peur de mal faire, peur de ne pas être la maman que je rêvais, peur de le perdre. J’étais morte de fatigue et d’angoisse. La moindre toux, le moindre reniflement à cause d’un nez congestionné, le moindre pleur inexpliqué me déchirait le cœur. C’est la première fois que je ressens un bonheur immense mêlée à une souffrance insupportable. Mais, petit à petit, en le voyant grandir et s’illuminer, l’appréhension cède la place à la joie. J’apprécie mieux la maternité et j’essaie de la vivre dans la sérénité quoiqu’il ne soit jamais aisé d’aimer un être fragile et d’en être responsable.
Adam te connait déjà ! Il m’a accompagnée la dernière fois quand je t’ai rendu visite. Il n’a pas franchi la porte du cimetière car je voulais t’annoncer, en tête à tête, sa venue au monde mais, bientôt, je reviendrai avec lui déposer une gerbe sur ta petite sépulture.
Quand il comprendra le langage des hommes, je lui dirai qu’il a un frère aîné, plus petit que lui ; qu’il ne verra certes pas mais dont le souvenir ensoleillé lui nourrira toujours le cœur et l'imagination.

Je t’aime comme je n’ai jamais aimé

Ta maman




6 décembre 2013 : une lettre et une tombe

Cher Wanis,
Ton anniversaire est un rendez-vous important pour moi. Non seulement parce que tu es l’être qui m’a le plus touchée, le plus troublée, mais, aussi parce que j’ai, à cette occasion, quelque chose à prouver à moi-même et peut-être aux autres : je ne t’ai pas oublié. Ma lettre annuelle est un moment qui me conforte dans ma conviction : tu es mon enfant, mon aîné et un enfant ça reste toujours dans nos pensées, à chaque respiration, à chaque battement de cœur, à chaque pas dans la vie, à chaque projet, à chaque rumination mentale la nuit en attendant les bras de Morphée. Pour moi, tu existes et tu continueras d’exister.
Cette missive du 6 décembre est aussi une réplique à tous ces gens gavés de certitudes qui me conseillent maladroitement de tourner la page. A ceux qui prédisent un oubli imminent au bout de quelques années ou à l’arrivée d’un autre bébé. Ils oublient que célébrer un mort n’est pas forcément synonyme de douleur et de deuil. Il peut être porteur de sérénité, voire de béatitude.

Un autre moment que j’attends avec foi et espoir : la visite de ta petite sépulture. C’est saisissant de savoir que tu es là à un mètre ou deux de la surface, entouré de mes photos, de ma lettre d’adieu, de ton jouet et que tu portes toujours le bonnet blanc que je t’ai enfilé délicatement le jour de l’enterrement. Bien sûr, je refuse d’admettre que ce couvre-chef en coton biologique doit être vide aujourd’hui, contenant à peine la poussière de tes ossements.
Avant d’entrer au cimetière, je passe chez le fleuriste du coin. Et à chaque fois, je me demande quel bouquet acheter pour témoigner de mon amour. Le plus cher ? Le plus grand ? Le plus beau ? Alors, je ferme les yeux pour ramener à mon esprit ta douce image et je les rouvre en évitant cette fois-ci d’inspecter les prix pour être guidée par le seul souvenir de ta personne…et c’est là que je trouve le bouquet qui ressemble le plus à mon Wanis. C’est souvent des anémones, des céraistes ou des achillées.
Au bord de ta tombe, je dis que tu me manques et je déballe tout… mes heurs et malheurs. Parfois, je te demande de m’aider à faire des choix... Je t’arrose ensuite d’eau et enlève les pierres, pas assez belles à mon goût, de la petite colline. En m’éloignant des lieux, je me retourne à plusieurs reprises car j’ai toujours le sentiment de ne pas rester assez longtemps, pas avoir assez profité de cette proximité.
Quand il fait beau, ce qui est rare sous les cieux nordiques, je suis contente pour toi. J’imagine les rayons du soleil transpercer la terre pour caresser ta peau et illuminer ton cercueil. Quand il neige, j’ai un pincement au cœur en pensant que tu es seul dans le froid et l’obscurité. Mais, ma consolation et que tu es enterré dans un endroit propre et vert où les vivants s’éclipsent pour laisser s’exprimer le silence des morts au milieu des gazouillis des oiseaux et du friselis des arbres.
Je t’aime comme je n’ai jamais aimé.
Ta maman

6 décembre 2012 : Deux ans avec toi. Sans toi.

 
Cher Wanis,
 
C’est ton deuxième anniversaire et tu n’es pas là pour souffler les bougies. Mais, tu n’as jamais été aussi présent dans ma vie qu’aujourd’hui. Plus tu t’éloignes dans le temps, plus tu t’installes dans mon cœur.
Je refuse de t’oublier parce que je ne veux pas renoncer à ma maternité aussi brève soit-elle. Et puis, tu m’as tellement donné que ce serait ingrat de te tourner le dos.
La douleur est toujours là…lancinante mais j’ai appris à l’apprivoiser. Je sais maintenant être triste pour t’avoir perdu tout en étant heureuse de vivre la vie. Je sais vivre seule tout en vivant pour deux.
 
Tu me manques, Wanis. Et la curiosité attise ce sentiment brûlant de l’absence. Je me demande souvent à quoi tu pourrais bien ressembler à tes deux ans. De quelles couleurs seraient ta peau, tes yeux, tes cheveux…
L’autre jour, nous parlons, ton père et moi d’un gagnant à la loterie qui a remporté 162 millions d’euros. Une jolie somme qui me fait rêver. Ton papa me demande alors ce que je ferais si c’était moi qui gagnais le jackpot. Bien sûr, je gâterais mes proches… bien sûr, je ferais un tour du monde mais je réaliserais surtout trois fantasmes te concernant et que je t’énumère en empruntant la litanie présidentielle :
Moi, euro-millionnaire, je solliciterais les meilleurs anthropologues du monde, spécialistes du vieillissement, pour dessiner ton visage à un an, deux ans…20 ans. Je commanderais à chacun de tes anniversaires un portrait actualisé que j’imprimerais sur un géant gâteau à la pâte d’amande.
 
Moi, euro-millionnaire, je ferais faire ta statue de cire. Par sa beauté, elle ferait pâlir toutes les figures astiquées du musée Grévin. Et je l’embrasserais à satiété. Car je n’ai pas oublié ma frustration le jour de ta naissance. Tu étais tellement petit, tellement limpide que je n’osais pas te coller les baisers que je voulais. Mes lèvres effleuraient à peine ta peau de peur de la lacérer. J’ai plus étreint ta photo que toi.
 
Moi, euro-millionnaire, je noierais les librairies de la planète d’une série pour enfants qui s’appellerait « Hikayat Wanis ».Elle raconterait les aventures fantastiques d’un délicieux personnage dans le monde des grands.
 
Mais, je n’ai pas gagné au loto… Et tant que je ne suis pas millionnaire, tu resteras pour moi ce beau bébé aussi fragile que courtois qui a fait une brève apparition dans ce monde… sans pousser un cri, juste des sifflements annonçant un départ imminent.

Je t’aime comme je n’ai jamais aimé
Ta maman