6 décembre 2020 : Perte de contrôle

Cher Wanis,

Tu aurais eu 10 ans aujourd’hui. Beau chiffre pour faire la fête mais on aurait fait les choses sobrement vu le contexte que j’exposerais quelques lignes plus loin.

"Un bébé, c'est 9 mois !", scande Adam.
Je viens de parler de toi à Adam. J’avais promis de lui raconter ton parcours quand il comprendrait le langage des hommes. C’est chose faite. Ton petit frère, qui a vu dernièrement un article sur le développement du fœtus, m’a fait sourire. Ayant appris pour ta grande prématurité, il lâche ce commentaire : « Pourquoi as-tu accouché à 5 mois et demi ? Tu ne savais pas qu’un bébé devait rester 9 mois dans le ventre de sa maman ? ».

Nous avons changé d’époque, Wanis. Depuis plusieurs mois, la planète est plongée dans une tornade socio-politique digne d’une grande dystopie. Du jour au lendemain, notre savoir-vivre et nos habitudes ont cédé la place à des réflexes étranges que nous avons adoptés aussi docilement que rapidement. Comme s’ils avaient toujours fait partie de notre vie. Un virus, qui s’appelle covid-19, a fait le tour de la planète, tué des centaines de milliers de personnes et nous a imposé un confinement de plus de deux mois. C’est un drame absolu pour plusieurs personnes qui ont perdu leur travail, leurs proches ou sombré dans une dépression.

Moi, j’étais trop lessivée pour ressentir, au moins au début, la moindre contrariété. Les semaines qui ont précédé la crise, j’étais au bout du rouleau. Je n’arrivais plus à me lever le matin. Penser à m’habiller relevait de la torture. Je rêvais de pouvoir rester chez moi des jours et des jours sans être fixée sur la reprise. Et c’est exactement ce qui s’est passé. Une mise à l’arrêt générale sans perspective de retour à la normale. J’ai pensé à l’alchimiste : « Quand tu veux quelque chose, tout l'Univers conspire à te permettre de réaliser ton désir ». Mon vœu a dû tonner fort auprès des puissances célestes. J’avais la machine à arrêter le temps faute de le remonter.

J’ai goûté au bonheur du réveil biologique et de la veille jusqu’au petit matin, sans angoisse pour le lendemain. J’ai amorti mon abonnement Netflix et voyagé avec les séries. J’ai beaucoup lu, cuisiné et fait des exercices. Et j’ai profité de mon fils. Nous nous sommes beaucoup rapprochés. C’est comme si nous avions échoué seuls sur une île déserte. Le monde se résumait à nos deux têtes.

Maintenant, la vie reprend petit à petit son cours… En claudiquant, néanmoins. L’ennemi rode toujours. On parle d’un vaccin mais, il va falloir continuer à mettre les masques, à se distancier, remettre à plus tard ses déplacements, procrastiner malgré soi et tempérer ses certitudes… le temps que les marchés soient approvisionnés et les populations immunisées.

Je mesure toute ma chance de ne pas avoir un projet vital à devoir mettre en veilleuse. Par ces temps contingents, ne pas supporter la perte de contrôle reviendrait à périr. Car on avance (ou recule) au jour le jour. Les pronostics se succèdent et se contredisent et l’incompréhension, le désarroi et la colère enflamment les débats publics.

Cette perte de contrôle, sous une forme encore plus vénéneuse, me fait penser au jour où je t’ai perdu. C’était un sacré rappel à l’ordre pour quelqu’un comme moi qui calculait toujours ses actes et obtenait des résultats prévisibles.

Pendant plusieurs mois après l’enterrement, je fantasmais…La police m’appelle pour m’annoncer ton exhumation car le gardien du cimetière aurait entendu des vagissements provenant de ta sépulture…Par miracle, tu es vivant, bien portant !

Cette douce folie, produit du vagabondage hérétique de mon esprit torturé, m’a aidée à supporter l’irréversible.

Je t’aime comme je n’ai jamais aimé

 

Ta maman Ahlam

 

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